par Gisèle Berkman
Mis en ligne le 9 mars 2020
Nos temps sont épidermiques, médiatiques et victimaires. Sur la base de revendications dont on ne saurait contester le bien-fondé (le droit des femmes à ne plus être assujetties à la toute-puissance masculine, la dénonciation des abus de pouvoir), s’élèvent, faute du travail critique nécessaire, de bien douteux combats.
On a vu tourner en boucle l’image d’Adèle Haenel quittant la salle des cérémonies lors de la proclamation des résultats décernant un césar à Roman Polanski. La même noria médiatique qui repasse à l’envie les nouvelles de l’expansion du coronavirus a fait tourner l’image de l’actrice furieuse, dos nu en dentelle noire, la main levée, scandalisée… mais de quoi au juste ? De la récompense attribuée à un « criminel », de la soi-disant « médiocrité » du film J’accuse, ou encore de la non-reconnaissance du film dans lequel elle-même jouait ? Les invectives fusent, la toile s’enflamme, et la (très longue) tribune accordée par Libération à Virginie Despentes est un éclairant symptôme de la contagion d’impensé qui s’est emparée des esprits.
La hargne du propos de Despentes dissimule mal la faiblesse de son argumentaire. Car enfin, que désigne ce « vous » omniprésent auquel s’adresse une écrivaine reconnue par ce « pouvoir » auquel elle décerne un tonitruant bras d’honneur ? Les mâles violeurs, le grand capital, le gouvernement, tout se retrouve fourré, pêle-mêle, dans un grand sac d’invectives. Mais le propos fait fonds sur un lapsus majeur : le ministre de la culture n’avait-il pas donné pour consigne aux votants, chose jusque là inédite dans les arcanes de l’ingérence culturelle d’État, de ne pas attribuer de prix à Roman Polanski ? Les « corps » des dominées assujetties au pouvoir des dominants (il est de bon ton, aujourd’hui, de parler de corps plutôt que de sujets, comme si la domination s’appliquait à des canards sans têtes), le grand marchandage universel, la culture du viol, tout y passe. Argumentaire d’autant plus faible qu’il amalgame des choses qui n’ont rien à voir entre elles, et qu’il se dénonce lui-même, au coin d’une phrase, lorsque Virginie Despentes se gausse du film de Polanski qui n’a pas eu l’heur de figurer au box-office des 5 films les plus vus de l’année – l’argument a de quoi surprendre, venant de qui se réclame des sans-part. Mais qu’allait donc faire Adèle H. dans la galère d’une remise de Césars, sinon revendiquer sa part du gâteau médiatique conspué par sa consœur Despentes ?
Comme une litanie, revient l’argument des « 25 millions » qu’aurait coûté J’accuse, et on sent bien que ces 25 millions ne passent pas, qu’ils sont un peu le fil rouge du propos. On perçoit, au détour d’une phrase, des allusions ou des rapprochements éloquents : pourquoi insister sur les 25 millions accordés à l’auteur de J’accuse, tout en évoquant cette « lutte contre la montée de l’antisémitisme » que le cinéma français n’aurait pas su mener ? Que vient faire l’antisémitisme au détour de la litanie sur les 25 millions ? Et pourquoi mettre en balance le « criminel » Polanski et le cinéaste Ladj Li, sinon pour sanctifier l’« indigène » de banlieue contre le violeur juif ? Ce propos dont on connaît les attendus politiques – les « indigènes » de la République vent debout contre le pouvoir de l’Internationale juive, connaît ici une nouvelle variante. Dans de bien plus tragiques circonstances, Virginie Despentes avait fait l’apologie des frères Kouachi, auxquels elle allait jusqu’à s’identifier.
Quant à la conclusion de la tribune, en guise de poing levé contre les « puissants », elle dissimule mal la mauvaise foi du propos.
Dénoncer cette mauvaise foi qui crève le papier, est-ce défendre l’homme Polanski ? Certes pas. Et c’est là que l’on est en mal de raison et de discrimination. J’accuse est un film à plus d’un titre remarquable. Il ne saurait à ce titre se confondre avec son auteur, même si celui-ci a eu la maladresse, ou la perversité, de prétendre s’identifier au héros de son film, s’engouffrant dans le piège énonciatif redoutable de son propre titre.
Mais l’essentiel est ailleurs. Si J’accuse a pu déranger ceux qui n’ont pas refusé, d’entrée de jeu, d’aller le voir au nom de l’amoralité supposée de son auteur, c’est précisément qu’il ne s’agit pas là d’un film facile. Il ne propose pas une morale républicaine, ne fournit pas une fable aisément lisible. Il requiert tout un travail interprétatif. Quoi qu’aient pu en penser certains, Polanski n’héroïse nullement Picquart. Il filme au plus serré l’ascension de celui qui se retrouve, à la fin du film, ministre des armées. Le héros supposé est resté antisémite, emblème de cette continuité républicaine qui n’hésite pas à renvoyer Dreyfus à un ineffaçable déshonneur.
Etre « contre » le film de Polanski, voire le boycotter (on ne dira rien ici des appels au gazage émis par quelques enragées), c‘est s’engager dans un faux combat. Le viol avéré et les viols supposément commis par Polanski ne sont pas l’affaire de J’accuse, le film. À cet égard, on ne saurait le confondre, n’en déplaise à certains esprits malintentionnés, avec les pamphlets antisémites de Céline, lesquels sont de purs et simples appels au meurtre. Aussi ne saurait-on se prévaloir de son titre pour s’engager dans le tunnel de la réminiscence traumatique, et enfiler le douteux dédale de la concurrence des mémoires, femme violée contre capitaine juif accusé de haute trahison par un pouvoir d’Etat viscéralement antisémite. Posant cela, on ne préjuge pas des actes de Polanski lui-même. On ne cherche pas à le défendre. C’est l’affaire de la justice, au plus loin des ligues de défense de l’homme Polanski.
Ce qui glace dans la tribune de Despentes, dans telle manifestation de solidarité hystérique aux « sœurs » offensées par leur non-césarisation, c’est cette illusion d’un entre soi censément irénique – comme s’il n’existait ni violence ni domination entre femmes - c’est cette proclamation d’un front des dominées unies vent debout contre la mafia des dominants. Il y a de quoi sourire lorsque l’on sait le chiffre de ventes d’une Despentes, l’aura médiatique d’une Adèle Haenel, laquelle a récemment convoqué le tribunal de Mediapart contre le cinéaste Christophe Ruggia, à présent, a-t-elle déclaré avec une confondante naïveté, que la voici devenue une « femme puissante ». Car la phraséologie de la puissance est le fil rouge de tous ces discours. Une puissance accaparée par les mâles, et qu’il s’agit de leur reprendre, si besoin avec les crocs.
Que le pouvoir demeure la chasse gardée des hommes, qui le niera ? Qui niera le quotidien du harcèlement, l’inadmissible du viol, le silence marchandé de certains consentements ? Mais que le sujet-femme s’enferme dans une vulgate du trauma, une demande de reconnaissance de son être-victime, tout en cherchant en sous-main à arracher aux hommes le césar de la domination, là se situe le faux combat, celui qui substitue le double-bind à la pensée critique, et qui travestit sa propre soif de domination en combat pour l’émancipation des « sœurs ». L’émancipation ne saurait se situer qu’à rebours de l’effet de clan et de l’appel au lynchage, avec pour ligne de mire un universel critique, et non un particularisme excluant et mortifère. À tous les dominés, les vrais comme les auto-proclamés, on ne saurait trop conseiller d’aller voir le film de Polanski – une réussite dans le domaine des ambiguïtés du sens, de celles qu’il nous faut apprendre à entendre avec cette « troisième oreille » dont parlait Nietzsche, et qui fait cruellement défaut aux enragé(e)s de la société du spectacle.
Gisèle Berkman
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Remarques de Jean-Claude Mamet
Bonjour
J’ai donc lu le texte de Virginie Despentes. Je suis complètement d’accord
avec la critique que lui porte Gisèle. Le genre d’écriture qui fleurit
aujourd’hui partout pour des raisons troubles : la boursoufflure verbale,
qui remplace le combat raisonné. Cependant, j’ai un point d’accord avec ce
texte et un seul : « *On se lève et on se casse* ». Et donc un possible
désaccord avec Gisèle sur ce point. La remise du prix à Polanski est
scandaleuse. Il n’avait pas besoin de cela. Je n’ai pas vu le film, mais je
suis presque certain, connaissant quand même Polanski, que c’est un très
bon film. Je ne sais pas non plus si Ladj Li est pro-PIR, mais son film m’a
désemparé.
La question n’est pourtant pas là. Gisèle a peut-être raison aussi de
pointer le fait que Adèle Haenel est dépitée parce que le film où elle est
actrice n’a pas eu de prix. Je ne la connais pas, mais c’est plausible.
Elle est totalement dans la machine du cinéma. Elle est à la fois actrice,
artiste et travailleuse du cinéma, qui est une industrie hiérarchisée. Donc
elle compose avec cela, fait des compromis, surjoue des choses sans doute,
etc. Tout à fait possible. Mais Polanski ne devait pas avoir de prix, voilà
tout.
Ces histoires de prix dans l’art sont ambigus au possible. Certaines
manifestations sont bien contrôlées par les artistes (il me semble que
Cannes l’est encore, ou Venise, ou Locarno), mais les Oscars, les Césars,
tous ces trucs doivent être assez écoeurants. Mais je reste prudent car à
vrai dire, je n’y connais rien. Heureusement qu’il n’y a pas de prix à
Avignon ! Mais le cinéma, c’est autre chose. La littérature aussi.
Gisèle dit que pour Polanski, c’est à la justice de trancher, certes. Mais
cela a été fait aux USA. Polanski fait de bons films, mais décerner des
prix à des œuvres comporte une ambiguïté qui dépasse l’œuvre. Si l’écrivain
Matzneff faisait ou avait fait un chef d’œuvre, il faudrait lui donner le
Goncourt ? Si Weinstein n’était pas un producteur, mais un très grand
cinéaste, il faudrait le primer aux Oscars, à Cannes ? Je ne pense pas.
Pour autant, il ne faudrait pas le censurer, ni Polanski non plus. Et je
suis en désaccord avec les manifestations qui exigeaient la
déprogrammation.
Arrive alors le problème de la dissociation de l’artiste et de sa morale.
Cette question n’est pas abstraite. Elle doit être contextualisée. Gauguin
doit être exposé, mais c’est un homme de son temps. Il y a quantité
d’autres exemples. Mais les temps ont changé. Et #Metoo est né dans le
cinéma ! Or c’est un mouvement social mondial, qui bouleverse tout sur son
passage, avec des éraflures, des blessures, des erreurs, des exagérations,
des boursoufflures, etc. Bien sûr, il faut mener ces débats
contradictoires. Il faut « *se parler* » (chronique culturelle du Monde,
dont je ne partage pas toujours les vues).
Donc, je suis pour publier l’article de Gisèle. Sans doute faudrait-il que
j’en fasse un autre. Mais je n’en suis pas capable.
Amicalement
J Claude Mamet