Mis en ligne le 3 février 2016
Pas de démocratie sans débats, pas de débats sans savoir, pas d’émancipation possible sans un regard critique sur le monde, telles sont les conditions de l’organisation collective d’une société où les individus, actifs dans l’espace social, participent pleinement à la conduite du pays. Afin d’éviter les prises de pouvoirs par ceux qui savent, il devient impératif de considérer l’appropriation du savoir par tous et pour tous comme la condition première de l’expression de la liberté, seule garante de la démocratie réelle. Depuis que chacun en a mesuré le prix, la maitrise de ce mouvement de penser n’a cessé d’être confisquée par les hommes de pouvoir.
Dès le XVIIIe siècle, les Lumières ont été entendues comme un processus d’émancipation à partir duquel s’acquiert la liberté concrète. Elles ont représenté à la fois un idéal, un projet critique, une aspiration utopique et sont devenues une référence constitutive de la perfectibilité humaine. Appropriées par un public libéré des contraintes quotidiennes, elles sont restées, comme avant, le privilège de ceux qui, disposant de temps, pouvaient accéder aux connaissances indispensables à la réflexion et au débat ; ainsi, les Lumières devinrent-elles un mode d’accès au gouvernement des hommes. Au cours des deux derniers siècles, lentement et sélectivement, la connaissance du monde a été diffusée à une plus large partie de la population qui, dans le même temps, demeurait entravée par la quête des moyens de subsistance dont dépendait la survie du plus grand nombre. Tandis que les élites modelaient le contenu des Lumières à leur image et à leur profit, elles organisaient l’instruction du peuple afin que celui-ci reconnaisse, en elles, les capacités supérieures susceptibles de le gouverner. Comme le temps indispensable à l’acquisition des connaissances a toujours manqué à la plupart de ceux qui étaient assujettis aux « nécessités de la vie », la délégation de pouvoir est allée de soi.
Au cours du XXe siècle, une avant-garde politique auto-proclamée, consciente de l’état des relations sociales, a pris le relais. Tous ceux qui travaillaient ne pouvaient se libérer eux-mêmes au sein de la relation aliénante entre capital/travail. Ils/elles avaient donc besoin d’un guide et d’une formation idéologique élaborée à l’extérieur de ses rangs. L’avant garde, aussi critique soit-elle, a pensé à sa place et a parlé en son nom. De ce fait la grande majorité de la population fut dépossédée de ses capacités émancipatrices. L’échec des révolutions sociales et nationales a mis un terme à cette illusion. Chacun sait désormais qu’on ne se libère que soi-même à condition de pouvoir accéder aux connaissances disponibles en évolution constante en fonction des expériences de chacun.
Or, aujourd’hui, l’idée d’un savoir, également partagé, est menacée sur tous les plans : par le rôle considérable des experts et la captation du pouvoir par les professionnels de la politique. De surcroit en miroir de l’expert, l’obscurantisme refait surface (religions, visions complotistes …). Parallèlement, la transmission est de plus en plus fragmentée et sélective. Elle n’est plus associée à l’idée d’émancipation car les élites poursuivent leur mission en s’ingéniant à réduire la fonction du savoir à son utilité au profit de quelques-uns.
Et pourtant, en dépit des efforts de contrôle des autorités, le goût d’apprendre et de comprendre résiste et se répand aujourd’hui dans les milieux les plus divers, mais la pensée critique marque le pas. Afin de renforcer ses rangs, le travail individuel et collectif reste incontournable : il consiste à appréhender le monde avec les livres les plus classiques comme à l’aide des techniques les plus modernes car il est impossible de faire l’impasse sur cette forme de responsabilité sociale. Celui qui sait l’emporte toujours sur l’ignorant ou celui qui fait semblant.
C’est donc une véritable révolution des apprentissages qu’il nous faut imaginer, avant même de pouvoir changer les dispositifs politiques qui enserrent l’aspiration à l’auto gouvernement de tous. Emprunter le chemin de la liberté passe, avant tout, par le savoir de chacun et au profit de toutes et de tous.