par Christian Laval (professeur de sociologie à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense), Francis Sitel (directeur de la revue Contretemps) et Michèle Riot-Sarcey (professeure d’histoire émérite à l’université Paris 8)
Mis en ligne le 24 août 2017
Texte initialement paru sur le site du Monde
Pour nombre de commentateurs, les récents événements en France constitueraient une « révolution démocratique ». Tout aurait été bouleversé en quelques semaines par le miracle des urnes. Les partis politiques désavoués, le clivage gauche/droite effacé, toute trace d’idéologie « archaïque » ainsi nettoyée... Place à la modernité et au pragmatisme ! Le « peuple », enfin libéré du carcan des organisations, soulagé des conflits de personnes, pourrait faire l’expérience de l’efficacité sous la bannière de son nouveau président de la République. Tels sont les habits neufs du nouveau monde politique, taillés par les grands faiseurs d’opinion. Les mots ont perdu toute consistance critique. Sans vergogne, on appelle « révolution démocratique » l’ installation d’un président jupitérien, superbement à l’aise dans les institutions de la Ve République dont il restaure le lustre sous les lambris du passé. Ainsi fait-il croire aux grandeurs de la France restaurée, à la manière d’un Bonaparte dont le sacre, après le chaos révolutionnaire, fut immortalisé par David. N’est-ce pas le moyen le plus efficace pour masquer les super-pouvoirs dont il se dote afin de mettre en œuvre une politique économique en parfaite continuité avec celle des gouvernements précédents ?
Reste que cette révolution politique a très mal commencé. Avec une abstention record aux législatives, une désaffection qui se confirme par la baisse spectaculaire de popularité du président et de son premier ministre, la situation témoigne surtout d’une formidable accélération de la crise de la démocratie dite représentative.
Crise de la représentativité
Celle-ci n’est pas nouvelle : en effet cette singulière « démocratie » se passe depuis bien longtemps de la part active du plus grand nombre de citoyens. Pendant deux siècles les citoyens ont été, au nom de la légitimité des institutions établies et du monopole étatique du droit, contraints de déléguer leur pouvoir. On leur a appris, parfois patiemment souvent brutalement, à « librement se soumettre » à des autorités supérieures dont ils devaient reconnaître les « capacités ». On leur a enseigné à ne pas se mêler de politique. Et ils ont fait l’expérience pratique que « la politique est l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde » (Paul Valéry). Ils se sont souvent révoltés, ont pris la parole, se sont imposé sur une scène où n’était pas prévu de rôle pour eux. Pourtant ils n’ont jamais pu interrompre le long processus de substitution de la souveraineté populaire à des gouvernements de professionnels, de notables et de bureaucrates.
La composition sociologique des Assemblées depuis deux siècles, quel que soit le régime en place, démontre éloquemment la perpétuation de l’exclusion des classes populaires de la représentation nationale. En réalité la caractéristique sociologique des « marcheurs » ne les distingue guère des élites parlementaires et partidaires d’hier et d’avant-hier si on en juge par les postes de responsabilité aux pouvoirs étendus attribués à quelques-uns au sein des ministères et de l’Assemblée nationale. Le peuple n’est pas arrivé au pouvoir « en marchant ». Alors de quelle révolution s’agit-il ?
L’illusion moderniste
Le chamboule-tout actuel n’est pas une révolution, mais l’expression même de la crise. C’est en ce sens que tout reste à faire. La mise à l’écart ne vise pas le contenu d’une politique mais le personnel qui l’a mise en œuvre. Ce « coup de balai » a quelque chose de bonapartiste dont, depuis Marx, on sait que la France en est le pays classique. La mascarade d’une présidence « au dessus des partis » est le meilleur moyen de nier l’existence de classes, des conflits sociaux, ou tout simplement la disparité croissante entre pauvres et riches. Ce qui ressemble à une révolution de palais est le résultat concret d’une politique de vraie droite et de fausse gauche, au service du capitalisme néolibéral. C’est donc une sorte de bonapartisme au contenu renouvelé que l’on peut qualifier de néolibéral-sécuritaire. Abattre les ultimes remparts de la protection sociale est le premier objectif du pouvoir, le deuxième est l’incorporation de l’état d’urgence dans le droit commun. Pour ce faire, « La République en marche », au nom de la liberté « d’entreprendre », tient à écarter toutes les résistances. La continuité avec le sarkozysme ou le hollandisme terminal est ainsi assurée.
Ce théâtre d’illusion « moderniste » s’est substitué à la possibilité, fragile il est vrai, d’une véritable alternative sociale et politique. Alors que le « populisme de gauche » a échoué à « fédérer le peuple », le succès de quelques représentants de la gauche critique aux législatives ne permettra pas d’effacer les désillusions dues à l’absence d’une véritable mobilisation plurielle et collective pendant la campagne électorale. « Le peuple » est resté le spectateur-client du grand jeu électoral, pendant que d’habiles manipulateurs-rhéteurs « l’ont fait parler » à défaut de l’entendre. Les responsables de la France Insoumise se sont promis de faire de leur mouvement le foyer de la reconstruction. Plutôt que de s’appuyer sur les collectifs et autres associations qui ont largement contribué à l’élection des représentants à la gauche de la gauche, plutôt que de constituer des regroupements pluriels de citoyens, dans les quartiers et dans les communes, plutôt que de favoriser l’unité partout où c’est possible, ils ont recherché la conquête de l’hégémonie électorale à gauche. La gauche de gauche est plurielle et il n’y a aucune raison de penser que la puissance d’un homme seul suffit à agréger, autour de lui et sous sa direction, des forces et des traditions différentes.
À l’encontre du processus démocratique en cours de réinvention partout dans le monde, les responsables de la France Insoumise semblent préfèrer rester les maîtres du jeu électoral. Or, la représentation élective et sélective, très souvent choisie au cours de l’histoire pour rendre toute résistance illégale, n’est pas la meilleure voie tracée vers la démocratie à venir.
Il y a moyen de faire autrement, de changer de cap. L’unité par la mobilisation est un meilleur choix que des alliances de sommet qui resteraient soumises à la logique électoraliste, et obéiraient aux rapports de force entre organisations. Cette voie a conduit à l’échec du Front de gauche et aux résultats prévisibles des dernières élections législatives. Les aspirations citoyennes sont autres. Il s’agit moins de « fédérer un peuple » que de refonder concrètement la démocratie, il s’agit moins de suivre un leader que de permettre l’auto-organisation des citoyens. Il convient de tirer les leçons de l’histoire en actualisant les possibles utopiques d’hier, dont les associations et les mouvements des places – comme Nuit Debout – gardent la mémoire, en redonnant sens aux mots libérateurs, et vie aux espoirs oubliés qui ont fait les beaux jours, trop vite éphémères, de ceux et de celles qui se sont battus partout dans le monde pour devenir libres.
Le collectif critique réunit des universitaires et des militants syndicaux de gauche à distance des organisations existantes.