Il est des événements dont l’importance historique est immédiatement et unanimement perçue, et à propos desquels il est vite proposé, à tort ou à raison, une explication prétendue définitive.
Tel fut le cas pour ladite « chute du mur de Berlin ».
Le Brexit appartient à la catégorie contraire de ces « surprises » qu’on peine à décrypter et dont on a du mal à prendre la mesure, au point de douter de sa nature « événementielle » et de tenter au final de la déclassifier dans le « non-événement ». Somme toute, le Royaume-Uni n’était précédemment qu’à demi dans l’Union européenne. La rupture évoquée ne va-t-elle pas le conduire à n’être qu’à demi en dehors ?
Telle n’est pas l’approche adoptée ici. Quelles que soient les difficultés à en interpréter ses raisons et ses conséquences, le Brexit nous paraît bien être un événement majeur. Un séisme lent, si l’on ose l’oxymore.
Le Brexit - telle est la « surprise » qu’il apporte - est le signe d’une inversion de tendances historiques qu’on jugeait irréversibles : l’unification européenne et le dépassement des nations. D’une part, il implique une déstabilisation des deux principaux dispositifs de gouvernement : l’alliance, pour le moins objective, entre social-démocratie et conservateurs, tous partageant un même alignement sur le néolibéralisme ; et la préconisation d’une construction européenne qui faisait consensus au-delà de ces seules forces. D’autre part, il représente la menace d’une possible désintégration de l’Union européenne. C’est donc davantage qu’un simple coup d’arrêt à un élargissement jusque-là continu, cela va au-delà de la possibilité d’un retrait d’un ou plusieurs États (risque délibérément pris par les instances européennes pour amener à résipiscence le gouvernement grec), c’est même plus que l’hypothèse d’un possible repli sur le noyau fondateur de l’Union.
Après le Brexit l’Union européenne n’est plus l’horizon obligé en fonction duquel toute force politique aspirant à exercer le pouvoir était amenée à se définir. Ainsi, en France, la position anti-euro et anti-Union européenne affichée par le Front national constituait le principal verrou lui fermant la voie du pouvoir. Il n’en est plus de même aujourd’hui pour le Front national et pour les différents partis d’extrême droite en Europe, dont certains sont déjà au gouvernement.
Mais c’est une déstabilisation plus générale qui est en jeu, dans la mesure où les forces structurantes de la domination politique se trouvent confrontées à une double postulation : celle de l’accompagnement des replis nationaux (ce qui est manifeste avec le gouvernement conservateur britannique de Theresa May), celle de la fuite en avant dans un fédéralisme assumé par un noyau central de l’Union (lequel aggraverait les régressions démocratiques et par conséquent les pulsions nationalistes).
Quant à l’éventualité d’une désintégration de l’Union, au-delà du retrait du Royaume-Uni, de l’éviction toujours possible de la Grèce, voire de la sécession de certains pays de l’Est européen, il convient de considérer sérieusement l’hypothèse d’une dynamique de fracturation des nations constitutives de l’Europe, comme le souligne Yvan Krastev [1].
Le Brexit n’est assumé ni par l’Écosse, ni par l’Ulster. Cette situation indique qu’il ne saurait y avoir de retour sur un passé antérieur à l’Union européenne dès lors que différentes régions, si ce n’est des « nations sans État », ont trouvé avec l’insertion dans l’Union européenne des ressources pour renforcer et légitimer leurs aspirations à l’autonomie par rapport à l’État central qui leur a été imposé : qu’on pense à la Catalogne, à Euskadi, voire à d’autres régions et populations du fragile État espagnol, aussi bien qu’à la Wallonie ou à la Flandre dans le cadre du non moins fragile État belge… D’autres exemples ne manquent pas dans cette si complexe réalité qu’est l’Europe telle qu’elle existe dans le cadre de ladite Union européenne.
C’est dire que la montée des nationalismes à laquelle on assiste dans beaucoup de pays européens n’est en rien porteuse d’une alternative un tant soit peu cohérente et positive. Il s’agit d’une poussée réactive aux crises que traversent les sociétés européennes, et elle témoigne surtout de l’impuissance des classes dirigeantes à y apporter le moindre début de réponse susceptible de contrecarrer le discours démagogique qui fait porter à « l’Europe » la responsabilité des problèmes rencontrés.
Alors que le chômage de masse, le recul des acquis sociaux et l’absence de perspective de progrès résultent de la mise en œuvre du néolibéralisme, les différents gouvernements depuis des décennies se défaussent de leur responsabilité en expliquant qu’il s’agit d’obéir aux diktats de la construction européenne dont l’avancée mériterait quelques sacrifices provisoires…
Alors que la mondialisation capitaliste se traduit par une concurrence exacerbée entre salariés et territoires, les institutions européennes se sont transformées en un proto-État privé de toute légitimité et rendant impossible tout recours démocratique, lequel proto-État relaie les impératifs néolibéraux sans laisser aucune possibilité d’expression et d’action propre aux peuples européens. Avec le sort fait au vote populaire lors des référendums sur le Traité constitutionnel européen, et plus encore avec la sauvagerie avec laquelle est traité le peuple grec, c’est à une délégimation totale des autorités politiques européennes et nationales à laquelle on assiste.
Alors que les guerres au Moyen-Orient, les foyers de confrontations armées et une misère croissante en Afrique sub-saharienne mettent l’Europe face à des défis de grande ampleur - lutte contre le terrorisme, nécessité d’accueillir un afflux important de migrants et de réfugiés …-, les classes dirigeantes européennes cèdent majoritairement à des rhétoriques réactionnaires : défense des prétendues « identités » nationales, voire religieuses, réponses en termes de « tout sécuritaire », discours bellicistes, surenchère autour de la menace migratoire etc…
Dans une telle situation inquiétante, les forces d’extrême droite n’ont pas besoin d’apporter des réponses construites pour s’assurer progression électorale et possible accès au pouvoir. Il leur suffit à partir d’un positionnement prétendument « hors système » (ce qu’autorise la dénonciation de « l’Europe ») de capitaliser les errements et les ressentiments qu’attisent les forces politiques dominantes.
Il semblerait que la bourgeoisie britannique n’a ni envisagé ni préparé ce qu’allait provoquer le Brexit. Belle illustration de l’aveuglement de nos classes dirigeantes quant à la situation et aux politiques qu’elles imposent. Leurs représentants sont fort diserts lorsqu’il s’agit de commenter et de dénoncer les limites et les incapacités de l’Europe à faire face à la situation, mais tous s’abstiennent évidemment de rappeler ce que cette même situation doit au néolibéralisme. Mieux encore, tous convergent pour prôner, malgré la crise et la démonstration permanente et massive de ses méfaits, la poursuite et l’aggravation de cette politique !
La question la plus sérieuse qui se pose à nous est de savoir si le Brexit ouvre une voie suicidaire que les travailleurs et les peuples européens risquent de payer immédiatement au prix fort. On peut la résumer ainsi : toujours moins de solidarité européenne, toujours plus de néolibéralisme. Dans cette hypothèse, chaque société nationale, en dehors du cadre de l’Union européenne, connaîtrait une insertion directe dans la mondialisation en s’exposant ainsi à la concurrence mondiale et à toutes ses conséquences. Ce qui signifierait à la fois une fermeture nationale par rapport à l’Europe et une ouverture sur le grand monde, avec pour effet son lot accru de régressions sociales et démocratiques payé par une prime nationaliste et xénophobe. Le Brexit en ce sens augurerait du pire.
Cette hypothèse invite à repenser les rapports existant entre Europe, mondialisation et néolibéralisme. Envisager aujourd’hui la possibilité d’une « dé-européisation » du néolibéralisme, considérer les nouvelles combinaisons qui s’établissent entre nationalisme et mondialisation, au-delà des seules spécificités britanniques, conduit à penser qu’il n’y a précisément rien de mécanique dans l’alliance « mondialisation, européisme, néolibéralisme ». On peut même en conclure que la « dé-mondialisation » et la « dé-européisation » ne signifient pas par elles-mêmes moins de néolibéralisme, mais peut-être beaucoup plus !
Une rupture réelle avec le néolibéralisme doit assumer une portée européenne et mondiale. Si l’Union européenne est aujourd’hui frappée dans son existence même, c’est que le néolibéralisme a totalement parasité le projet européen. Les classes dirigeantes du continent ont transformé cette Union en un instrument antisocial et antidémocratique. Il appartient aux mouvements sociaux et aux forces démocratiques de proposer une alternative européenne et internationale au chaos qui menace.
[1] Ivan Krastev, « Le scénario noir d’une désintégration de l’UE », Le Monde, 12 juillet 2016.