Collectif Critique

Acquisition et transmission du savoir

Mis en ligne le 30 avril 2016

Jamais autant de connaissances n’ont été mises à notre disposition par les outils numériques mais cette abondance fait illusion car elle réduit l’expérience acquise à un bien pesé à l’aune du néo libéralisme, un bien que les ordonnateurs et autres régulateurs du système veulent d’abord utilitaire, destiné à une application pratique et avant tout marchande au profit immédiat. De ce fait jamais la confusion entre savoir et connaissances n’a été aussi grande et jamais l’acquisition du savoir et sa transmission n’ont été aussi problématiques.
En effet, ce que l’on nomme savoir n’est pas une addition de lectures et d’expériences, recherchées pour un usage précis, une acquisition rapide et superficielle pour une action donnée, il n’est pas seulement composé de connaissances qui en sont certes les bases, mais qui en l’absence de l’expérience de pensée, ne permettent pas d’accéder à une analyse et une compréhension du monde. Le savoir est un immense univers de livres, d’images, de paroles, de musique que chacun doit s’approprier à son rythme afin d’acquérir une autonomie et une distance suffisante face aux connaissances disponibles et d’ouvrir sur une pensée critique.
Cette immersion est un lent travail jamais terminé qui passe aussi par la conversation, l’observation, l’écoutepartagés avec d’autres. Seuls ces échanges peuvent contourner des spécialisations qui trop souvent enferment et ainsi ouvrir sur un déploiement du savoir vers un autre usage, celui d’une réflexion critique. Et c’est par cette réflexion et la prise de distance que s’acquièrent une capacité réflexive et une autonomie de pensée car chacun construit son propre savoir dans un processus qui le transforme, à la fois par l’acquisition de ce savoir mais aussi par le travail qu’il effectue pour ce faire. Il s’agit de faire sienne, de s’approprier des connaissances élaborées par d’autres, de les comprendre, de les analyser, de les critiquer. Ce qui conduit à enrichir et parfois à modifier notre propre pensée nous rendant capable d’interroger le monde qui nous entoure, de remettre en cause ce qui est dit et fait, ce qui est présenté comme normal et allant de soi, de questionner les frontières entre ce qui est donné comme vrai ou faux, juste ou injuste, bien ou mal etc.
Si le rôle de l’école, du collège, du lycée et au-delà, est de faire acquérir à tous les enfants et adolescents savoirs et connaissances relevant d’un vaste champ disciplinaire, le but, on le sait, est loin d’être atteint. La sélection sociale au profit des élites est patente et reconduit les inégalités quand elle ne les aggrave pas puisqu’elle permet de maintenir et de solidifier les pouvoirs et les hiérarchies en place. Dès le plus jeune âge, la transmission d’une relation au savoir devrait au moins respecter les rythmes de développement de l’enfant en tant que sujet à nul autre semblable, s’appuyer sur un échange à la fois entre enfants et entre adulte et enfant, sans compétition, non hiérarchisé et non discriminatoire avec l’autre, et ainsi poser les prémices d’une expérience du savoir et d’une curiosité intellectuelle qui ensuite se perdent rarement.
Le déploiement des connaissances offertes à chacun doit se faire de la manière la plus large possible en l’inscrivant dans l’histoire longue de nos sociétés. Les langues anciennes dites mortes mais dont la connaissance est nécessaire pour la compréhension des mots et la profondeur du langage, ne doivent pas être sacrifiées pas plus que les langues contemporaines négligées. Et l’exploration du plus grand nombre de disciplines et leurs croisements doivent permettre d’immerger la réflexion dans d’autres pensées, d’autres histoires, tout en construisant des référentiels de pensée cohérents toujours soumis à la critique.
L’essentiel n’est cependant ni la multiplicité, ni l’exhaustivité, moins encore l’utilitarisme des savoirs mais bien de donner la capacité de comprendre des processus d’élaboration des pouvoirs, des institutions, des systèmes etc. A ce titre l’histoire est particulièrement nécessaire et pourtant les programmes d’enseignement de l’histoire proposent encore et toujours de transmettre, même après les récentes réformes (2015), des récits privilégiant la description d’événements accomplis, d’idées réalisées ou de systèmes installés, occultant les luttes et les débats qui y ont conduit, écartant ou disqualifiant des expériences qui ont échoué au profit des résultats vainqueurs.
L’instruction pour tous et toutes ne doit de toutes façons s’arrêter, ni à 16 ans, ni à aucun âge car au-delà de la constitution de ces socles individuels nécessaires pour chaque individu à l’appropriation d’un savoir personnel, la transmission des savoirs et la possibilité de permettre à l’auditeur, quel qu’il soit, jeune ou vieux, homme ou femme, d’être dans une posture d’écoute et de lecture critique doit se poursuivre. Il ne faut pas cesser de rendre audible les distinctions entre information, connaissance et savoir, entre immédiateté prédigérée de l’événement et distance réflexive et interprétative. Il faut continuer à donner à chacun le pouvoir d’agir dans la cité en pensant les enjeux du moment, d’analyser l’information pléthorique donnée chaque jour par les médias quel que soit leur support en étant capable de décrypter les explications pré-pensées proposées. Etre capable de s’écarter de l’instantanéité pour prendre le temps de comprendre.
Dans tous ces domaines, depuis le 31 mars 2016, Nuit debout sur la place de la République à Paris et depuis dans de nombreuses autres villes propose des lieux pour ce faire et plus encore, pour confronter les savoirs, les transformer et les régénérer. Dans de ateliers de réflexions aux multiples thèmes (Sciences debout, Avocat debout, Histoire de l’art debout etc), il invente des nouvelles formes d’expression du savoir, des prises de paroles inédites pour en faire un autre usage en mobilisant une pensée critique sur toutes les formes politiques existantes. Après l’expérience d’Occupied Wall Street, suivi d’autres formes de mouvements, tous créés dans des lieux symboliques, Nuit debout ouvre à son tour des espaces nouveaux de débats hors des institutions existantes, extérieurs aux structures formelles des Etats et engendrant des analyses et des échos planétaires. Inventant une nouvelle forme de démocratie révolutionnaire et redonnant sens à la souveraineté populaire.
Car c’est bien par le débat et l’écouteque peut être mis au jour l’existence des savoirs normés par leur inclusion dans des institutions précises ou plus largement des systèmes de pensée, des idéologies ou des croyances. Seul un éclairage de présupposés philosophiques et idéologiquesempêchetoute imposition de croyances données comme vraies d’emblée et permet de penser par soi même, d’accepter de se confronter à l’autre en étant capable d’argumenter, de discuter et de convaincre éventuellement. Seul un savoir intériorisé, réévalué par la pensée et non plaqué superficiellement ou lu rapidement, permet le repérage de mensonges ou de manipulations, telles les théories « complotistes », en particulier dans l’espace si riche de l’internet. Or, bien souvent,discuter de ces « complots » est quasiment impossible quand le savoir est indigent. Comment convaincre quand, à la croyance du « c’est écrit » sur tel site ou tel blog, conçu et présenté comme simple et vrai, s’oppose une parole inscrite dans une argumentation forcément complexe reposant sur une longue analyse ? Le débat ne peut même pas avoir lieu, l’échange est dérisoire, les connaissances de l’un sont inaudibles à l’autre, elles glissent sans trouver de repères auquel s’accrocher pour argumenter.
Le travail individuel n’est donc pas suffisant s’il ne s’accompagne pas d’un recours à un échange collectif dans une confrontation qui multiplie les références puisées dans toutes les formes de savoir pourvu qu’elles soient étudiées, analysées et discutées.
L’élaboration intellectuelle d’un savoir devient alors possible, or il est indispensable pour lutter contre la dépolitisation puisqu’il ouvre le regard sur les affaires publiques et écarte la passivité politique que, dès le début du XIXème siècle, est un des effets négatifs de la « représentation » qui écartait de la chose publique une majorité de Français et la totalité des Françaises au profit d’un étroit et élitiste « pays légal ». Il permet de comprendre comment la possibilité d’une République démocratique et sociale réalisée un court moment au début de la révolution de 1848 avec une participation citoyenne réelle a été ensuite lentement et surement détruite par la nouvelle IIIème République. Face à de tels processus qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, face aux paroles d’experts, de professionnels ou de techniciens du politique, seul le savoir rend le citoyen et la citoyenne réellement libres de pouvoir créer et agir pour que vive une démocratie.

Pour citer ce texte : "Acquisition et transmission du savoir", Collectif Critique, 30 avril 2016, URL : http://collectifcritique.org/spip.php?article16