Collectif Critique

Pour l’émancipation : le droit d’avoir des droits

Mis en ligne le 28 avril 2016

Posons la question sans détour : pourquoi y a-t-il un droit et un Code du travail ? Cette question a fait couler beaucoup d’encre chez les juristes, avant et après 1910 (date de première compilation du Code), et notamment chez ceux qui se situent dans la tradition du Code civil (1804, un siècle auparavant) sensé régler toutes les relations entre personnes, les litiges sur leurs biens, les problèmes de propriété, les conventions passées, etc. Il n’y avait donc nul besoin, dans cette compréhension, d’un droit spécial pour les relations de travail. Tout au long du 19ème siècle, la Cour de Cassation a cassé des jugements qui semblaient donner une dynamique d’extension collective, ou de généralisation présumée abusive, à des résolutions de conflits du travail. Une fois établi (il a fallu une Révolution) après 1789-1793 que la société est régie par l’égalité et la liberté, que les personnes ne sont plus sous la dépendance d’autres personnes, qu’elles sont libres de commercer, de vendre, de posséder, de contracter dans une relation d’égal à égal, il semblait totalement inimaginable, incongru, impensable, dans une société régie par le libéralisme économique et politique, que des règles spéciales soient prévues pour un groupement social particulier. Les décrets Allarde et la loi Le Chapellier (1791) avaient interdit et puni très sévèrement les corporations anciennes de métier (maîtres et compagnons) ainsi que les coalitions. Nulle médiation ne peut ni ne doit exister entre l’Etat et le peuple. Seules existent les volontés personnelles libres, et cela tombe bien puisque « ce jeu des volontés » pourrait entrer « sublimement en harmonie avec la bienfaisance spontanée du marché » (Jacques Le Goff, professeur de droit public-2004). Dans cette harmonie sociale, toute entorse susceptible de créer du collectif, des groupements de travailleurs ou autres associations est décriée sans ambage comme un « Etat dans l’Etat » (Recueil Dalloz-1864), c’est-à-dire une monstruosité qui doit être réprimée.

• Dans ce paradigme libéral, subsiste cependant un mystère : quelle est la nature juridique des rapports qui s’établissent sur les lieux du travail, dans les ateliers et dans les manufactures ? Tout dépend en fait du type de travail. Le Code civil distingue « louage d’ouvrage » et « louage de services ». Tous deux s’établissent par contrat, mais les rapports entre loueur et acheteur sont différents. S’agissant de louage d’ouvrage, une fois le contrat signé entre « égaux », d’un côté le maître d’ouvrage, propriétaire du bien qui est l’objet de l’ouvrage, et de l’autre le travailleur dont le « capital » est constitué de son savoir-faire, une relation de travail existe, mais elle est caractérisée par une liberté du travail du second à l’égard du premier (lire à ce sujet Alain Cottereau CNRS/EHESS : Droit et bon droit. Un droit des ouvriers instauré, puis évincé par le droit du travail - in Annales, Histoire, Sciences sociales - 57ème année - 2002, pp.1521-1557). Celui ou celle qui possède un métier détient un pouvoir de négociation, il n’est désormais plus contraint d’obéir au « maître » des anciennes corporations (abolies en 1791). Il est donc libre de vendre son savoir-faire comme bon lui semble, d’organiser son travail pour parvenir à l’ouvrage commandé, voire de renoncer pour aller au plus offrant (et il peut alors y avoir un litige civil à réparer). Dans ce tableau, il n’apparait pas de « subordination » juridique. Les ouvriers de métier ne vont pas manquer de profiter de ces interstices du marché du travail, au « désespoir » des patrons qui se plaindront de l’anarchie et chercheront ensuite à stabiliser la main d’œuvre (patronage).

• La situation est tout autre pour le « louage de services », où le loueur s’engage « moyennant un prix » et « pour un certain temps » (obligatoirement limité, sinon il y a soumission). Dans cette situation, une fois le contrat signé, l’égalité apparente est sauvée, mais ce qui se passe dans l’atelier est alors totalement entre les mains du patron ou du « maître ». L’extension économique capitaliste du 19ème siècle généralise ce type de situation. Mais le Code civil et la loi ne veulent pas regarder ce qui se passe dans les ateliers. Le droit s’arrête devant la propriété privée. Et comme le dit le célèbre article 1780 du Code civil (finalement abrogé en 1868) : « Le maître est cru sur sa parole », s’agissant de tout litige sur le salaire ou autre. Un autre article de la Cour de cassation, l’arrêt Brinon, célèbrera que le « patron est seul juge ». Une fois le contrat signé « librement », l’espace de travail est donc un espace sans droits, et le droit du patron « un droit du non droit » (Le Goff-2004). La logique civiliste est d’ailleurs implacable (« Le droit civil prétend à la totalité » dira le juriste A.J-Arnaud en 1975) : comme il n’est pas possible d’imaginer après la Révolution française une quelconque subordination d’une personne à une autre, il s’en suit que les domestiques, pourtant encore bien vivants et travaillants, ne sont pas des citoyens (ils ne votent pas…), mais des « biens »…

• Mais si la logique civiliste présente une cohérence certaine, la portée mobilisatrice et émancipatrice de la Révolution citoyenne fait aussi son chemin, en contradiction avec le précédent. La Révolution « excède » sa dimension libérale (Ernst Bloch-1965). Et elle finit par porter la construction du social, du collectif et donc … légitimer le droit d’avoir des droits, ce qui était d’ailleurs proclamé en 1789. La puissance subversive et potentiellement sans limite de l’Egaliberté, pour reprendre le concept d’Etienne Balibar. « La dialectique de l’Egaliberté », ou encore [la Déclaration des droits de 1789] « ouvre une sphère indéfinie de politisation des revendications de droits » (Les frontières de la démocratie - 1992), se répand dans le monde ouvrier, dans l’espace public, dans le rapport des forces sociales, dans la dialectique entre république abstraite et luttes populaires. Il a bien fallu à la fin du 19ème siècle inventer un nouveau type de droit, mais évidemment sans mettre si peu que ce soit en cause la légitimité du pouvoir patronal, « seul juge ». Il a fallu rompre avec la seule logique civiliste. Pour y parvenir, le droit social procède du croisement conflictuel entre droit public et droit privé. Par la décision politique, la loi sociale générale s’impose de manière collective. Exemple : la loi sur les accidents du travail de 1898 reconnait pour la première fois une responsabilité impersonnelle dans le surgissement d’un accident (même si elle présente des aspects contradictoires, car elle était voulue aussi par des patrons pour mutualiser les coûts des accidents). Mais elle pose en même temps la reconnaissance de fait d’une subordination, puisque le travailleur obéit à un ordre de travail qui peut comporter un danger. Reconnaitre une subordination alors que la convention de travail est passée par l’égale volonté des contractants devient une contradiction insoluble. Elle sera résolue par la reconnaissance du collectif de travail : les travailleurs sont subordonnés, mais le contrat qui les lie se charge d’une dimension collective, voire « statutaire ». Le droit du travail excède la logique contractualiste pure. D’ailleurs, le contrat de travail lui-même (autour de 1900) n’a jamais été défini par la loi, mais par la jurisprudence. Celle-ci constate le lien de subordination et les droits afférant, notamment la rémunération.

• Jacques Le Goff (opus cité- 2004) évoque malicieusement un « conflit oedipien » dans cette rupture de la source du droit, et décrit plus sérieusement une « auto-institution du social ». Alain Supiot décrit une « invention du collectif » (Critique du droit du travail - 1994). Mais reconnaître des droits sociaux revient aussi à admettre que le monde de l’entreprise est un monde de hiérarchie et pas du tout un monde civiliste ou d’égalité même formelle. « Dans le rapport hiérarchique, poursuit Supiot, c’est l’inégalité et non l’égalité qui fait ainsi figure de principe juridique constitutif. Tel est bien le cas de la subordination, qui fonde le rapport entre employeur et salarié sur un principe juridique d’inégalité ». C’est pourquoi Alain Supiot décrit la mondialisation néolibérale actuelle comme un retour à des relations de type « féodales », avec des hiérarchies de pouvoir et de soumission, des territoires où règnent de nouveaux maîtres, aussi bien dans les vieux pays capitalistes que dans les hiérarchies inter-étatiques nouvelles. L’inversion des normes prévues par la loi Travail généraliserait ces situations, en instaurant par négociations autant de règles différentes, tendanciellement revues à la baisse, que de situations.

• Il s’ensuit que pour la défense d’un droit du travail émancipateur, il ne faut pas uniquement s’arc-bouter sur les contradictions ou les traditions juridiques, même si elles comportent des traces de possibles ou des brèches à élargir. Etrangement, certains syndicalistes défendent le principe de subordination comme fondateur de droits, alors qu’il n’est que le résultat négatif de la reconnaissance douloureuse du collectif. La portée subversive de droits étendus, par exemple le droit de tous et toutes à participer au travail, dans une société sans chômage, ou le droit de « participer à la gestion des entreprises » (préambule de la Constitution) débouche sur un dépassement de la logique contractuelle, vers une logique de droits politiques universels (droit au salaire, salarisation de la protection sociale, contrôle du travail), et une logique pleinement statutaire. Dans le statut de la fonction publique, le salaire est à vie (en principe du moins, car l’autorité a le pouvoir de le revoir à la baisse), et la qualification attachée à la personne et non au poste de travail (et d’ailleurs la tendance actuelle tend à revenir à une relation de type contractuelle). Ce qui permet d’entrevoir une émancipation en échappant au marché du travail. Le juriste Maxime Leroy militait pour une « formulation juridique des revendications prolétariennes » (Le Mouvement socialiste - 1902).

Pour citer ce texte : "Pour l’émancipation : le droit d’avoir des droits", Collectif Critique, 28 avril 2016, URL : http://collectifcritique.org/spip.php?article15