Collectif Critique

La « loi travail » est dangereuse

Mis en ligne le 30 mars 2016

On débat pour connaître les effets sur le chômage de la « loi travail ». Aucune étude empirique et aucun modèle théorique ne viennent confirmer un quelconque effet bénéfique général d’une flexibilisation du marché du travail sur le taux de chômage. Faut-il donc prendre au sérieux l’argument ? L’essentiel ne serait-il pas ailleurs ? La loi El Khomry, en donnant une valeur et une portée inédites aux « besoins des entreprises », c’est-à-dire en consacrant la priorité de la sécurité des propriétaires de l’entreprise sur la protection des salariés, réalise un grand bond en arrière sur le plan du droit social Sous prétexte de défendre l’emploi en sécurisant les entreprises quant aux risques juridiques et financiers liés aux licenciements, elle fait de la compétitivité le principe directeur du droit du travail. Il s’agit donc d’une accélération de la transformation de la relation de travail dans un sens pleinement néolibéral. Le législateur français ne fait rien ici de très original. Comme le répètent à satieté les médias, il ne serait question que de s’aligner sur la norme européenne des « réformes structurelles du marché du travail ». Les conséquences et les enjeux de cette loi méritent d’être examinés de près. Ce qui est en cause, c’est avant tout le renversement de priorité entre protections et droits des salariés d’un côté et impératifs de concurrence et de rentabilité des entreprises de l’autre. En un mot, ce qui est en question c’est le renforcement du pouvoir du capital dans les entreprises, forme particulière d’une radicalisation plus générale du néolibéralisme.

Droits du salarié et besoins de l’entreprise

La « loi travail » entend adapter le code du travail aux « besoins des entreprises » dans le contexte de mondialisation, de concurrence exacerbée et de chômage. L’une des questions qu’il convient de se poser concerne donc la relation existant entre les protections, les libertés et les droits des salariés d’un côté et ces « besoins des entreprises » de l’autre. Le rapport Badinter/Lyon-Caen, qui a servi de base à cette loi, disposait dans son article premier que “Les libertés et droits fondamentaux de la personne sont garantis dans toute relation de travail. Des limitations ne peuvent leur être apportées que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché” (c’est nous qui soulignons) [1]. C’est exactement la même formulation que l’on retrouve dans l’avant-projet de la “loi travail” [2]. A l’article 10, on trouve en guise de garde-fou que “l’employeur exerce son pouvoir de direction dans le respect des libertés et droits fondamentaux des salariés”. En réalité, la « loi travail », en dépit de la réaffirmation de ces « principes essentiels », a pour effet général et pour dynamique prévisible, d’enclencher une remise en cause des droits fondamentaux et des protections au nom de la priorité donnée aux « besoins des entreprises ». On pourrait, pour le montrer, regarder en détail le projet de loi. Il suffirait d’ailleurs pour ce faire de considérer la manière dont elle entend faciliter les licenciements économiques lorsque l’entreprise connaît une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires pendant plusieurs trimestres consécutifs.
Mais pour saisir la logique de la loi, c’est-à-dire le mécanisme général qu’elle entend introduire, il convient surtout de remarquer qu’elle ouvre la voie à de profonds reculs du droit du travail en permettant de substituer l’accord d’entreprise à la loi, au pouvoir réglementaire, aux accords de branche et aux dispositions contenues dans le contrat de travail individuel prélablement établi. Et ceci dans les domaines du temps et de l’organisation du travail, des rémunérations et des licenciements. En d’autres termes, c’est l’ensemble des conditions de l’utilisation de la force de travail, à l’intérieur d’un cadre général qui est censé définir et protéger des « droits fondamentaux », qui est désormais réaménageable par l’accord d’entreprise [3]. On remarquera pourtant que ces supposés « droits fondamentaux » ne peuvent être respectés que si la santé physique et mentale comme la sécurité professionnelle et sociale sont protégées. Comment le seraient-ils si l’on donne les moyens légaux à l’employeur de traduire dans les faits le chantage au chômage et la pression à l’hyperproductivité ?
La loi El Khomry est la parfaite transposition d’une revendication ancienne du patronat français, appuyé en cela par certains syndicats qui jouent les « idiots utiles » du néolibéralisme. Cette revendication vise le renversement de la hiérarchie des normes sociales au nom du bien de l’entreprise. Elle a été parfaitement énoncée par Pierre Gattaz : « Oui, il nous faut désormais renverser notre hiérarchie des normes sociales, et faire en sorte que le dialogue social au plus près du terrain, c’est-à-dire dans l’entreprise, devienne la source principale de règles sociales qui s’y appliquent. La loi doit désormais se concentrer sur la fixation d’un cadre général sans entrer dans les détails, et se simplifier drastiquement. Car c’est au niveau de l’entreprise que le dialogue social est le plus vivace, le plus en phase avec la réalité économique, et c’est sur le terrain que nous pourrons le faire progresser. C’est aussi comme cela qu’on donnera toute leur légitimité, leur représentativité, aux partenaires sociaux
de terrain. » [4]
Si la clé de cette réforme est précisément de faire passer ces « besoins de l’entreprise » avant le maintien en l’état des protections légales des salariés, comme le dit bien Pierre Gattaz, il faut se souvenir que l’entreprise, dans la loi, n’a pas d’existence. La législation ne connaît que la « société », c’est-à-dire l’association de ceux qui mettent en commun de capitaux, comme l’a montré Jean-Philippe Robé [5]. Les « besoins de l’entreprise » sont donc juridiquement compris comme les intérêts des propriétaires du capital, que l’on assimile abusivement dans le texte de loi aux intérêts de toutes les « parties prenantes » selon l’expression aujourd’hui courante. Il faut en outre se rappeler que la jurisprudence reconnaît au seul employeur la légitimité de définir ce qui est le bien de l’entreprise. C’est la position de la Cour de cassation qui dispose que « l’employeur […] est seul juge de savoir quels sont les salariés qu’il doit conserver dans l’intérêt de son entreprise » [6].

Retour au travail-marchandise

Cette loi introduit un recul historique inédit parce qu’elle réduit le salarié à sa force marchandisée en diminuant ce qui dans la loi et les conventions collectives faisait de l’emploi un enjeu social, bien au-delà des seules motivations économiques de l’entreprise prise à part. Pour le comprendre, il faut en revenir à quelques données de base.
Dans le droit moderne, le salarié n’est pas un objet, il n’est pas la chose d’un propriétaire. Il n’est ni acheté ni vendu, il vend une capacité de travail, il se loue comme force de travail, ce qui n’est pas la même chose. Et s’il se loue, c’est qu’il ne peut faire autrement du fait de la séparation historique du travailleur d’avec les moyens de production. Ne pouvant vivre sans reproduire sa force de travail, il ne peut vivre que par la médiation du capital auquel il se vend. Le contrat de travail est la forme juridique de cette dépendance économique du travailleur au capital. Autrement dit, le droit formalise cette subordination juridique du salarié à l’employeur. Longtemps le lien juridique entre un patron et un ouvrier a pris la forme d’un « contrat de louage » de services entre deux individus réputés indépendants l’un de l’autre. Le point de vue marchand prédominait dans cette définition. Dans le droit du travail moderne tel qu’il commence à s’établir à la fin du XIXe siècle, le point de vue organisationnel s’affirme. Le lien de subordination devient explicite : « Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné » comme le précise aujourd’hui la Cour de cassation [7].
Ce rapport de subordination est le cœur d’un droit du travail qui consacre juridiquement la dépendance économique du salarié et la dissymétrie du rapport de pouvoir entre le propriétaire du capital et le travailleur. Mais la reconnaissance de cette subordination du salarié à son employeur n’est que l’un des deux versants du droit du travail. Car la loi, le pouvoir réglementaire et de plus en plus les accords de branche ont encadré ce pouvoir de l’employeur et cette dépendance économique par le fait même que l’emploi et le travail ont été reconnus comme engageant bien plus que des intérêts reliant des personnes privées. C’est le caractère pleinement social de l’emploi et du travail qui justifie la protection légale des salariés.

Recul des droits des salariés

Accroître la fragilité de la position des salariés dans l’entreprise en les soumettant à une menace renforcée au licenciement, donne à l’exercice du « dialogue social » et au statut supposé démocratique de l’accord d’entreprise des caractères particulièrement douteux. Car, contrairement aux déclarations réitérées de la direction confédérale de la CFDT, il faut redire qu’aucun « équilibre » ne peut avoir lieu entre parties rendues de plus en plus inégales par les faits et par la loi. En réalité, privilégier aujourd’hui l’accord d’entreprise c’est consacrer un rapport de force déjà extrêmement défavorable aux salariés et favoriser une baisse continue des droits des salariés. Compte tenu de l’extrême faiblesse voire de l’inexistence de la présence syndicale dans les entreprises, compte tenu du chômage de masse et de l’angoisse qu’il génère, compte tenu de la pression concurrentielle qui s’exerce sur les entreprises et donc sur les salariés, inverser la hiérarchie des normes en donnant à l’accord d’entreprise une force juridique primant sur la loi et les accords de branche, revient à désocialiser l’emploi et le travail et à engendrer par là un surcroît d’anomie et de déliaison dans la société. L’insécurisation accrue des salariés continuera d’avoir des conséquences politiques de plus en plus graves. Disons-le tout net : la logique d’une telle loi conduit à renforcer les formes d’autoritarisme qui nous menacent.

Notes :

[1Rapport au Premier Ministre, Comité chargé de définir les principes essentiels du droit du travail - Hôtel de Matignon - Janvier 2016.

[2La chose n’est pas nouvelle. Comme le stipule le code du travail dans son article 122-35 du code du travail à propos du règmement intérieur : « Il ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. » Notons qu’il n’y est pas question de « besoins de l’entreprise ».

[3Il est vrai que la dite “loi travail” accentue une mutation du droit du travail commencée en 2008 et accélérée avec l’ANI de janvier 2013.

[4P. Gattaz, « Discours d’ouverture de la Conférence sociale » des 7 et 8 juillet 2014.

[5Jean-Philippe Robé, L’entreprise et le droit, Coll.Que sais-je ?, PUF, 1999.

[6Publication de la Cour de cassation, n° 19, 15 janvier 1960.

[7Cass. soc., 13 novembre 1996, Bull. civ., V, n° 386 ; pourvoi n°94-13187)

Pour citer ce texte : "La « loi travail » est dangereuse", Collectif Critique, 30 mars 2016, URL : http://collectifcritique.org/spip.php?article12