Collectif Critique

L’islam vu par l’Occident, un pan oublié des tragédies du monde arabe

Mis en ligne le 12 mars 2016

Parmi les nombreuses tragédies qui déchirent aujourd’hui le Moyen Orient, il en est une dont on parle peu, et qui produit pourtant des effets redoutables, c’est la tragédie du regard - ou plutôt des regards - que porte l’Occident sur ce qu’il appelle l’islam. A de rares exceptions près, aucune des représentations que proposent ses penseurs et ses élites de cet objet de plus en plus mal identifié n’est capable d’apporter sa contribution à la solution des problèmes moyen-orientaux. Toutes ou presque servent en revanche à alimenter les feux qui consument aujourd’hui la région.
Voici, à titre d’exemple, ce qu’on a pu entendre au cours d’un matin ordinaire de journaux d’information sur des chaînes de la radio publique française. Sur l’une d’elles, un éditorialiste ayant pignon sur antenne a entretenu ses auditeurs du fait que la seule lecture valable des conflits de Syrie, d’Irak ou du Yémen en est la lecture religieuse. Le Moyen Orient vivrait aujourd’hui, à travers l’affrontement entre sunnites et chiites, l’équivalent des guerres de religion que l’Europe a connues au XVIe siècle. Rien d’autre ne compterait, ni les conséquences du découpage colonial, ni le pétrole dont il n’a pas été question dans l’éditorial en question, ni les intérêts des acteurs extérieurs, ni les rapports de force autres que religieux au sein des pays concernés. Sur l’autre chaîne écoutée, un philosophe connu affirmait sans la moindre nuance que l’islam est par essence différent des deux autres religions monothéistes que sont le judaïsme et le christianisme. Mieux, ou pire, il englobait dans une même entité ces deux premières branches du monothéisme abrahamique - faisant bon marché au passage de plus d’un millénaire d’antisémitisme chrétien - pour mieux rejeter sa troisième branche dans les ténèbres de la différence radicale, à tous égards insurmontable.
Il se dégage des deux interventions écoutées ce jour-là - mais dont le contenu est répété à satiété sur toutes les antennes - les certitudes suivantes livrées à l’opinion : l’islam est incompatible avec les "valeurs judéo-chrétiennes" et ressortirait d’un autre univers mental, peu compréhensible. Le monde arabo-musulman aurait quelques siècles de retard sur l’Europe puisqu’il vivrait aujourd’hui les drames qu’elle a résolus dans la première moitié du XVIIe siècle par les traités de Westphalie. Enfin, seule la religion compte pour les habitants de ces régions qui ne connaîtraient ni classes sociales, ni clivages entre ruraux et urbains, ni évolutions consécutives aux transformations sociétales du dernier demi-siècle. L’objet abstrait islam remplace d’ailleurs dans ces discours les humains concrets musulmans dont il est rarement question. Cette lecture, fruit d’un essentialisme primaire, est une catastrophe. Car l’essentialisme est avant tout la négation de l’historicité d’une société. Les Arabes seraient donc sans histoire, exclusivement mûs par les mécaniques religieuses et condamnés à répéter le même sous forme de sanglants conflits entre deux versions différentes de leur croyance. Jamais, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l’orientalisme ne s’est aussi bien porté.
Mais il est une autre version de cet essentialisme, que l’on pourrait appeler "de gauche" et qui n’est pas moins dangereuse. Elle aussi fait de la religion un invariant des sociétés arabes, mais en usant différemment de cette certitude. La doxa, sommairement résumée, est ici la suivante : le religieux est le carburant qui a toujours fait agir les sociétés musulmanes. Or, du fait qu’elles ont été pour la plupart colonisées ou dominées par les puissances impérialistes, l’islam serait globalement devenu la religion des opprimés, au nom de laquelle les masses se sont soulevées contre le colonisateur. Les populations musulmanes des pays européens issues de l’immigration subiraient - du fait de leur appartenance religieuse - le même type d’oppression. Aujourd’hui en Europe comme hier de l’autre côté de la Méditerranée, l’islam serait donc une idéologie émancipatrice du fait même qu’elle est la croyance-refuge de masses exploitées. S’il est indéniable que l’islam a fait office de ciment identitaire dans certaines situations coloniales comme celle de l’Algérie, cette utilisation du fait religieux - inaugurée dans les années 1960 par nombre de marxistes arabes - est aussi délétère que la première. Elle a, entre autres, conduit des segments non négligeables des intelligentsias occidentales à voir dans les partis de l’islam politique des opérateurs d’émancipation des sociétés arabes, qu’il libèreraient par un retour à leur "vraie" culture de la domination culturelle dont elles seraient encore victimes. Car, aux yeux, de nombreux tenants de cette thèse, les principes qualifiés d’universels ne seraient qu’une ruse ultime de l’Occident pour sauver ce qui reste de son hégémonie. L’islam, cet universel religieux concurrent, serait en somme la vérité des peuples d’Orient, sommés de s’y conformer. Les segments de populations - moins négligeables qu’on ne le croit ici - oeuvrant dans leurs pays à l’émergence d’un universel profane ne seraient que les chevaux de Troie de l’impérialisme, et leur attachement aux universaux de liberté, d’égalité, de non discrimination entre les sexes, montrerait la profondeur de leur aliénation.
Double clôture, double prison. D’un côté comme de l’autre, il est interdit aux populations du monde arabe de faire partie d’une humanité dont elles seraient incapables de partager les "valeurs". Il leur est interdit de s’inscrire dans une histoire, par définition en mouvement, dont elles seraient des acteurs. Les ravages de ce double essentialisme serait à tout prendre anodin s’il se cantonnait aux cercles intellectuels qui le cultivent. Le drame est qu’il façonne les consciences et a des conséquences directes sur les politiques et les stratégies occidentales s’inspirant de "l’expertise" des faiseurs d’opinion. On sait les conséquences incalculables de la lecture exclusivement confessionnelle de l’échiquier irakien faite par l’Administration Bush. On sait le peu de cas que font les gouvernements occidentaux de la fraction des opinions du monde arabe récusant à la fois les dictatures militaires ou civiles et la mainmise du religieux sur le champ politique. Ces mouvements - et la Syrie le montre jusqu’à la caricature - sont aujourd’hui dans la plus grande des solitudes : inexistants pour les dirigeants occidentaux, vassaux de l’Occident pour les essentialistes "de gauche", inconcevables pour ceux qui cantonnent le monde musulman à une irréductibe différence, ils sont ici condamnés au silence et, chez eux, se battent seuls. On ne dira jamais assez à quel point ces cécités complémentaires interdisent de comprendre que le monde arabe est entré depuis 2011 dans une nouvelle séquence de son histoire, pour le pire dans l’instant actuel mais le propre de l’histoire est qu’elle n’est jamais écrite à l’avance.
L’usage ad nauseam de cette expression qui relève d’une supercherie conceptuelle saturée d’idéologie vaudrait à lui seul une analyse.

Pour citer ce texte : "L’islam vu par l’Occident, un pan oublié des tragédies du monde arabe", Collectif Critique, 12 mars 2016, URL : http://collectifcritique.org/spip.php?article10